<- Bibliothèque de Kabbale
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/ LES DERNIERS JOURS /

Un jour, pendant le cours, Miller s’approcha et me chuchota : « Tu as vu ? » en désignant le Rebbe. Celui-ci était assis à la table et tremblait. « Tu sais, ce n’est pas la première fois », ajouta-t-il.

— Moi, je n’avais rien vu ! dis-je. Comment cela se peut-il ?! — et c’est alors que la peur m’envahit : il fallait agir ! Ce n’étaient déjà plus de simples malaises, mais des crises cardiaques. Je compris plus tard que c’était probablement un infarctus. Il en avait subi un, sur ses jambes, sans rien dire à personne — il avait délibérément gardé le silence.

Je téléphonai aussitôt à un médecin connu. Il apporta un électrocardiographe. Nous fîmes un électrocardiogramme. Le médecin déclara : « Il faut aller d’urgence à l’hôpital. Il y a quelque chose de sérieux. Je viens avec vous. »

Nous partîmes pour l’hôpital Beilinson. Je savais que le cœur du Rabash était solide, mais que l’on se remette ainsi, en quelques minutes, pour reprendre le cours normal — je ne l’aurais jamais cru possible ! On lui refit un électro à l’hôpital… et tout allait bien. L’électro indiquait un cœur absolument sain, un pouls régulier, un remplissage normal — comme un enfant.

Ils voulurent nous renvoyer chez nous, mais j’insistai. D’abord placé dans le service cardiologie, il fut ensuite transféré dans un service commun. On jugea que c’était un cas ordinaire, pas d’urgence. Pour les médecins, ce n’était pas là « le grand kabbaliste », le dernier kabbaliste de sa génération ; c’était un vieil homme de quatre-vingt-cinq ans, né en 1906 — il avait vécu tant d’années…


/ « BÉTOKH AMI ANOKHI YOSHÉVET » — « JE RESTE PARMI MON PEUPLE » /

Je ne le quittai pas des yeux pendant deux jours. Je le lavai, lui changeai sa chemise de nuit, l’emmitouflai dans une couverture, et restai assis à son chevet.

La chambre commune comptait six ou huit lits — d’autres vieillards, comme lui ; l’un d’eux gémissait sans cesse, et je voulus obtenir pour le Rebbe une chambre seule. Mais il me dit :

— Ne fais rien, Michaël, bétokh ami anokhi yoshévet… — je suis parmi mon peuple. Va, calme-toi ; je vais dormir maintenant, je sens que je vais m’endormir. Viens me voir demain matin tôt, je veux avoir le temps d’enfiler mes tefillin.

Puis il prit ma main et dit :

— Tiens, voici pour toi le cahier Shamati, — il me donna sa petite tète bleue, celle dont il ne se séparait jamais, et la plaça dans ma main : « Prends-la et étudie-en. » — « Et maintenant, va. »

Je partis. En me retournant au seuil, il leva la main en guise d’adieu.

Je me suis longtemps demandé : pourquoi m’a-t-il remis son cahier ? Pourquoi précisément maintenant ? Que voulait-il dire par là ? Je m’en suis inquiété, mais je n’ai pas tout de suite compris qu’il s’agissait d’un adieu. Il me donnait le plus précieux qu’il portait depuis toujours — les notes de son père, dont il n’avait jamais voulu se séparer.

Aujourd’hui, quand je repense à ce moment, il m’étonne et m’émeut de voir que je suis parti, de l’avoir laissé faire. Comment a-t-il réussi à « m’endormir » ainsi ? Mais je comprends, encore et encore, que je ne pouvais rien faire : tout est entre les mains du Très-Haut. Tout ce qui arrive est Sa volonté — et devant Lui nous ne sommes rien, absolument rien.


/ AINSI IL S’EN ALLA /

Le lendemain, je m’attardai inexplicablement au cours. Puis je rentrai chez moi chercher la bouillie d’avoine qu’Olya avait préparée pour lui — avec du lait, sans sucre, comme il l’avait demandé… Le temps de revenir, d’arriver jusqu’à lui, il était déjà six heures et demie. Je me souviens très clairement : je consultai ma montre, et j’ai encore devant les yeux l’image figée de ses aiguilles.

Il était couché, tourné vers la fenêtre, recroquevillé comme un enfant. J’ai compris aussitôt. Je me précipitai, j’entendis sa respiration… Il étouffait. Et personne ne s’en souciait ! Personne n’avait donné l’alerte, personne n’avait appelé les médecins… Autour de lui, il n’y avait que de vieux malades, qui n’entendaient pas qu’il suffoquait : il gisait dans le silence, sans un gémissement. J’ai crié : « Rebbe ! Rebbe !… » — pas de réponse. Je me suis élancé à la recherche des médecins.

Le médecin n’eut besoin que d’un regard pour comprendre. On apporta un défibrillateur. Ils tentèrent de ranimer son cœur. Pendant près de deux heures, les médecins s’acharnèrent sur lui. Je voulus rester dans la chambre, mais on m’en fit sortir dans le couloir.

Je restai debout, face à la vitre donnant sur la chambre. Je les voyais à l’œuvre. Ils se donnaient de la peine, vraiment, ils faisaient tout leur possible. Ils ne le quittèrent pas un instant, multipliaient les injections intraveineuses… Et moi, je regardais, conscient que sous mes yeux s’éteignait l’être le plus proche qui m’ait jamais été donné. Plus proche que quiconque. Et que jamais plus je n’aurais un tel proche.

Et pourtant je ne cédai pas à la panique. Il m’avait préparé à son départ…

Ainsi mourut-il, sans reprendre connaissance.

Le médecin sortit enfin. Grand gaillard ruisselant de sueur, il me dit seulement : « C’est fini. » Je hochai la tête.

Je me souviens mal de ce que je fis ensuite. J’appelai Olya, puis on prévint Feïge, Miller ; ils arrivèrent aussitôt, les fils du Rabash vinrent aussi. Bientôt, le couloir fut plein à craquer — élèves, parents, proches. Moi, j’enchaînai les cigarettes.

On emmena le Rabash à la morgue. Le médecin me remit sa montre. C’est tout.


/ IL EST PARTI ET IL EST RESTÉ /

Et après… Les funérailles eurent lieu le jour même, un vendredi. Dans le journal religieux Hamodia parut l’avis suivant :

« Le 15 septembre 1991, à la sortie de la fête de Roch Hachana, le Rabash s’est senti mal et fut d’urgence transporté à l’hôpital Beilinson. Ses disciples et admirateurs ont prié pour son rétablissement, mais vendredi, à sept heures du matin, il rendit son âme au Créateur. À son chevet se tenaient ses fils, le rav Shmouël et le rav Yehezkel, ainsi que son fidèle Michaël Laitman. »

On l’inhuma auprès du Baal HaSoulam. Ceux qui en avaient été avertis purent venir. Moi, je me tins à l’écart. Je ne m’approchai pas de la tombe — là, régnaient les proches. Puis vint la shiva. Des gens entraient, sortaient, beaucoup de larmes, beaucoup de paroles. C’est alors que je fis pour la première fois l’expérience de l’hypertension : 180/110. J’étais secoué de vertige, d’une faiblesse inconnue. La tension intérieure était énorme, inutile d’en dire davantage.

Mais je me souviens très clairement que, malgré tout, je n’avais pas peur. Aucune panique. Comme si deux parties de mon esprit fonctionnaient à la fois. L’une voyait, constatait qu’il n’était plus là, physiquement disparu. L’autre comprenait parfaitement : un nouveau temps commençait.

Et pourtant, pendant douze années, toute ma vie avait été suspendue au Rabash. Du matin au soir, je vivais avec lui — sinon physiquement, du moins par la pensée. « Il faut acheter du fromage pour le Rabash, il n’en a plus ; il faut l’emmener chez le médecin, il dort plus mal ; Olya a préparé à manger, il faut absolument lui apporter avant midi… Ah, et ne pas oublier de lui parler de cela, pourvu que ça ne m’échappe pas… » Il était devenu mon second moi. Sans le Rabash, je ne concevais pas ma vie.


/ ET SOUDAIN IL N’EST PLUS !… /

Au début, je sursautais en sueur, j'etais un œil à la pendule : « J’ai trop dormi !… Il est déjà neuf heures trente, et je dois être chez lui à neuf heures !…» Puis la conscience me frappait : je n’avais manqué aucun rendez-vous, il n’y avait plus nulle part où aller. Je me rallongeais, fermais les yeux — et lui se dressait devant moi, vivant, présent…

Oui, les premiers temps furent terribles… Tout comme il était terrible de conduire sans lui à mes côtés. Nous avions tant roulé ensemble… Et je n’entendais plus sa voix : « Michaël, ne roule pas si vite, je te l’ai déjà dit ! » — il n’aimait pas que je dépasse les 90. Ni : « Michaël, nettoie la vitre » — il voulait les vitres toujours impeccablement claires. Ni : « Michaël, allons aujourd’hui à Méron… » — et nous partions à Méron, sur la tombe du Rashbi… Et maintenant ? Avec qui y aller ?

Peu à peu, malgré tout, cela se calma. Justement parce que l’autre partie de mon esprit — la principale — demeurait en éveil. Celle où je le sentais absolument. Mon maître, mon père, mon ami s’était éloigné de moi — et pourtant il ne s’était pas éloigné ! Plus le temps passait, plus sa présence se faisait proche, intime.

Car le Rabash s’était entièrement donné. Il n’y eut jamais en lui une minute pour lui-même. Tout, absolument tout, se dirigeait dans un seul sens : de lui vers autrui.

Et il m’avait transmis ce mouvement. Je sentais qu’il me poussait en avant. Je n’avais pas d’autre issue que de marcher à mon tour, comme lui, sans dévier, sans me laisser séduire par rien. Marcher comme lui, et faire tout pour transmettre au monde ce qu’il voulait transmettre. Ce qu’il avait déposé en moi. Cette responsabilité, je la sentais en moi — je la sentais alors, et je la sens encore aujourd’hui.

Tout ce qui m’est arrivé ensuite — c’est lui, le Rabash.