/ LA SOLITUDE DU RABASH /
Ses voyages à Tibériade, il les faisait seul. Nul n’y avait accès : il voulait être à l’écart.
Une fois par mois, il s’absentait deux jours. À Tibériade, il séjournait dans la petite maison de Drori, un ancien disciple. Venait le moment où il devait quitter sa demeure, délaisser sa famille, son épouse, ses enfants, ses élèves, pour se retrouver seul face à lui-même.
Dans les temps anciens, c’était l’usage parmi les kabbalistes : cela s’appelait « partir en exil ». On quittait sa maison sans rien emporter, on partait pour un an ou deux, vivant de travaux de fortune, dormant où l’on pouvait, ne tenant qu’au Créateur — puisqu’il n’y avait rien d’autre à quoi se rattacher.
Le Rabash ne pouvait s’accorder un an ou deux, mais seulement quelques jours.
À son retour, j’allais l’attendre au bus, je portais sa valise et, je l’avoue, je rêvais qu’un jour il m’emmènerait avec lui. Mais je n’osais le lui demander, comprenant l’importance vitale de la solitude pour un kabbaliste de son envergure.
Et un jour, je m’en convainquis par moi-même.
/ IL N’ÉTAIT PAS LÀ /
Un jour, tandis que le Rabash s’était retiré à Tibériade, toute notre groupe se prit soudain d’une idée : allons le rejoindre. C’était un jeudi, jour de l’assemblée des compagnons ; il devait rentrer le vendredi. Nous décidâmes de passer cette journée auprès de notre maître, de préparer une table, pensant lui faire plaisir.
Nous arrivâmes. Devant la clôture du petit jardin où il séjournait, nous nous arrêtâmes net. Nous comprîmes que nous n’avions aucune idée de la façon d’entrer, que nous ne savions même pas pourquoi nous étions venus, ni comment cette pensée avait germé en nous. Après tout, il ne nous avait pas appelés. Nous restâmes là, devant le portail, silencieux, désemparés.
Quelqu’un du groupe lança soudain : « Que Michaël y aille. » Et tous se tournèrent vers moi.
Je me souviens : j’entrai dans ce jardin envahi d’herbes folles, avançai sur le sentier menant à la maison, le cœur serré par cette inquiétude lancinante — nous étions venus au mauvais moment. Il ne nous avait pas conviés. Pourquoi donc marchais-je vers sa porte, pourquoi avais-je accepté ?
Je m’approchai. La porte était recouverte d’une grande moustiquaire. Je me rappelle tout, dans les moindres détails. Je regardai à travers : d’abord, je ne vis rien ; puis je distinguai une silhouette assise sur le lit. Il me fallut un instant pour comprendre que c’était le Rabash.
Il restait immobile, vêtu seulement d’un pantalon et d’une chemise légère, le regard perdu droit devant lui. Je n’osais briser ce silence, et l’idée de l’épier ainsi m’était insupportable. Alors, très doucement, je dis : « Bonjour, Rebbe. »
Aucune réaction. Je l’appelai plus fort : « Rebbe ? » Il tourna lentement la tête vers moi — et je compris soudain : il ne me voyait pas.
Le Rabash fixait un point au-delà de moi, comme si j’étais transparent. Mon cœur battait à tout rompre, je ne savais comment me comporter. Soudain, il baissa les yeux vers le sol. Cela dura deux minutes, pas plus. Puis il releva lentement la tête et demanda : « Mais qui t’a appelé ici ? »
Il parla doucement, d’un ton distant, comme s’il s’adressait à un étranger, un intrus. Je songeai aussitôt : il faut partir, quitter ce lieu au plus vite, emmener tout le monde. Et pourtant, je répondis : « Rebbe, nous sommes venus ensemble. Tout le groupe. Nous pensions… »
« Mais qui vous a appelés ? », m’interrompit-il. Il détourna à nouveau les yeux, se replongeant dans cet état dans lequel je l’avais trouvé.
Je n’osai plus dire un mot, craignant de troubler son silence. Je redescendis prudemment les marches, allumai une cigarette. Les compagnons me rejoignirent ; ils comprirent aussitôt, nul besoin d’explication. Nous restâmes assis, à fumer, sans savoir que faire.
/ SORTIE /
Lorsqu’aucune sollicitation extérieure ne venait l’atteindre et qu’il n’avait nul besoin de « paraître » devant quiconque, le Rabash pouvait entrer dans un état intérieur si profond qu’il ne sentait presque plus son corps : celui-ci cessait de lui peser, il s’en détachait. Il percevait à peine ce qui se déroulait autour de lui ; tout se jouait au-dedans. Ce n’était pas de la méditation — la Kabbale ne connaît pas ce terme — mais un véritable recueillement spirituel. C’est cela que j’avais surpris à Tibériade.
Une demi-heure s’écoula, peut-être davantage. Nous restions là, sans savoir que décider. D’un côté, nous savions que nous n’aurions pas dû venir sans le prévenir ; de l’autre, je sentais que je ne pouvais l’abandonner dans cet état, qu’il fallait attendre.
Puis il sortit. Le Rebbe était transformé : un autre regard, vivant, animé, ses yeux nous examinaient avec curiosité.
« Alors ? Que faites-vous ici ? » demanda-t-il.
Nous nous empressâmes de lui expliquer : nous ne voulions pas le déranger, seulement tenir notre assemblée à Tibériade, et, déjà que nous étions là, le saluer. Après tout, comment aurions-nous pu être à Tibériade sans passer le voir ?
Nous le fixions, suspendus à sa réponse. Il garda un long silence, nous considéra encore une fois… puis dit simplement : « Préparons une table. »
Un poids tomba de nos cœurs. Tous s’illuminèrent de joie. Aharon Brizel, le maître des repas, envoya quelqu’un au marché ; l’un mettait l’eau à bouillir, l’autre taillait les légumes, et, parmi nous tous, se répandit la sensation d’une fête.
/ DU REPAS /
Du repas avec le Rabash, il faut en parler à part. Pour lui, ce n’était pas un simple moment de nourriture ou de convivialité entre compagnons : c’était un acte spirituel d’une rare élévation. Et il nous transmit cette même approche.
Nos repas se tenaient dans un silence absolu. Il était interdit de se parler entre nous. Chacun devait se tourner vers l’intérieur et dialoguer avec lui-même. Dans l’air régnait une telle intensité qu’on ne pouvait avaler une bouchée sans l’accompagner d’une intention.
Si, après le repas, on avait tenté de se rappeler ce qu’on avait mangé, la réponse aurait été difficile : les mets semblaient n’avoir aucun goût. Le vrai goût venait non de la nourriture, mais de l’état même dans lequel on se trouvait.
Ce fut un tel repas que nous préparâmes, ce jour-là, à Tibériade. Tous s’en souviennent encore, à cause de la force intérieure particulière qui émanait du Rebbe.
/ ENSEMBLE ! /
Quelques mois passèrent. Je ne me rappelle plus dans quelles circonstances, mais nous en vînmes à parler avec le Rabash de Tibériade. Et soudain il me dit : « Allons-y ensemble. »
Je fus saisi, nerveux — je ne pouvais rêver de plus grand honneur. Je me souviens avoir passé la nuit blanche avant le départ, tout entier absorbé par cette pensée : comment cela allait-il se dérouler ? que faire pour ne pas décevoir le Rebbe ? que préparer ?
Les préparatifs culinaires, c’est ma femme qui les prit en charge. Olya s’était attachée au Rabash dès la première rencontre.
Son père avait été réprimé sous Staline. Lorsque le Rabash entra dans nos vies, elle reporta sur lui toute la chaleur d’un cœur qui n’avait pas eu le temps de se donner à son propre père. Et cette chaleur s’exprimait avant tout dans la cuisine.
Plus d’une fois, le Rabash confiait qu’il préférait les plats préparés par Olya à tous les autres. Parce qu’elle y mettait son cœur. Il appréciait particulièrement la soupe qu’elle faisait selon sa propre recette : plusieurs morceaux de bœuf, une cuisse de poulet, des pommes de terre, des vermicelles. La soupe devait être si épaisse que la cuillère tienne debout toute seule.
Je l’apportais encore fumante, puisque nous habitions tout près. Le Rabash goûtait, fermait les yeux, observait un instant de silence, puis, parfois, laissait échapper un claquement de langue et disait : « Ah ! C’est bon ! »
Alors, il s’asseyait et écrivait une note à Olya. Elle en conserva d’ailleurs un grand nombre : dans chacune, il la remerciait, notant chaque plat séparément. « Ici, ajoute un peu de sel », écrivait-il, « là, mets du poivre ; mais ce plat-ci est parfait. »
Le Rabash avait une qualité étonnante : il n’oubliait personne, il remarquait chacun, et surtout, il ressentait ceux qui émanaient de la chaleur. Ils étaient pour lui comme des anges qui apportent la joie. C’est ainsi que devint, pour lui, ma femme Olya.
/ TREMBLEMENT /
J’étais pris d’une grande agitation avant le départ, comme si nous partions pour une île déserte où il fallait tout prévoir. J’emportai du linge de lit, des livres, du café, toute sorte de provisions ; je savais qu’il aimait le hareng nature, le pain noir, un certain fromage… Olya avait fait rôtir un poulet, préparé des boulettes de viande, découpé des légumes.
Quand enfin nous montâmes en voiture, je me souviens avoir demandé au Rabash pourquoi j’éprouvais une telle inquiétude avant ce voyage.
Il répondit que c’était une bonne chose, que ce n’était pas pour rien que la première mitsva était le « tremblement ». Qu’il avait lui-même éprouvé ce même tremblement devant son père, que c’était l’écho du tremblement spirituel : non pas de l’angoisse pour soi-même, mais l’inquiétude de savoir si l’on saura vraiment s’élever au-dessus de soi, s’annuler, voir comment on peut aider son Maître…
« N’est-ce pas ? », me demanda-t-il, avant de répondre aussitôt : « Peu importe que, dans notre monde, les choses paraissent autrement. Nous devons nous efforcer de vivre constamment pour les autres. C’est un bon tremblement. Il appelle la lumière. »
J’étais tenté à chaque instant de sortir mon carnet ou mon magnétophone, que je portais toujours avec moi. Mais dans ces voyages-là, le Rabash se montrait inflexible : aucune note, aucun enregistrement !
/ L’HÔTEL POUR DEUX /
À Tibériade, nous logeâmes quelques fois dans l’hôtel décrépit de l’élève du Rebbe, Itzhak Keller. Nous en étions les seuls clients. Dans les couloirs déserts passait le vent ; l’air y sentait les épices et la poussière. Et, la nuit, dans le silence, résonnait la voix grave du Rebbe : elle roulait dans les couloirs sonores, se perdait par les fenêtres ouvertes, et s’envolait dans la nuit.
Je restais assis devant le Rebbe comme un enfant auprès de son père. Inutile de me cacher : il savait tout de moi — ce qui m’animait, mes pensées, mes élans, mes désirs. Parfois, je le forçais à dire un mot sur moi, et il m’ouvrait alors des facettes de mon caractère auxquelles je n’aurais jamais osé avouer, même à moi-même — qui j’étais en vérité. Et je n’aurais pu les discerner seul, ni parvenir à de telles conclusions comme il y parvenait.
Quelques semaines, nous vînmes ainsi dans cet hôtel. Puis Drori nous proposa de loger chez lui. Dans cette petite maison qui entra pour toujours dans mon cœur. Là se produisaient des miracles, là s’élevaient des prières qui bouleversaient le monde. C’est là que je vis le vrai Rabash, entièrement habité d’un seul rêve — le Créateur — et voué à une seule grande mission : Le révéler au monde.
/ CE QUI RESTE DES PAROLES /
Parfois, je regrette de n’avoir pu enregistrer nos conversations à Tibériade — c’était quelque chose d’unique, d’irremplaçable. Et pourtant, je me suis convaincu à quel point les paroles dites pour être notées diffèrent de celles prononcées librement. Comme il se bridait dans le premier cas, et comme il était libre dans le second.
Il en allait de même pour le Baal HaSoulam : il n’autorisait pas qu’on écrive derrière lui. Le Rabash devait sortir, se remémorer tout ce que son père avait dit au cours de la leçon, afin que de là naissent les grands écrits de Shamati — « Ce que j’ai entendu ». L’écriture en fut parfaite et fidèle, parce que l’annulation du Rabash devant son père était totale ; tout fut donc noté mot pour mot.
D’un côté, le Rabash écrivait après son père ; de l’autre, il savait qu’aucune parole prononcée ne disparaît jamais, que toute information spirituelle demeure. Plus d’une fois, il prononça quelque chose d’étrange, de très élevé, « pas de ce monde », sans en donner la moindre explication.
Un jour, à Tibériade, nous reçûmes la visite d’un élève du Rabash, mon ami Aharon Brizel. Le Rabash parla quelques minutes ; ses paroles restaient impossibles à relier entre elles. Brizel en bondit presque d’étonnement, ne comprenant rien, et demanda aussitôt :
— Qu’avez-vous dit, Rebbe ?
Et le Rabash répondit :
— Ce n’est pas pour toi. C’est pour que cela reste dans le monde.
Il savait que toute information d’en haut ne s’évanouit pas, mais attend l’heure où viendront ceux à qui elle est destinée. Alors elle leur ouvrira le cœur. Et nous « entendrons » le Rabash, et tous les grands kabbalistes qui nous ont légué ce trésor de pensées et de révélations — et pour cela, nul besoin d’aucun moyen technique, mais seulement du désir d’entendre.
/ L’ÉTERNITÉ À TIBÉRIADE /
À Tibériade donc, nous avions quitté la vieille auberge pour un petit pavillon d’un étage, chez Drori. L’accès était envahi d’herbes folles, et nous avancions par un sentier jusqu’à l’entrée. Il n’y avait que deux pièces : dans l’une dormait le Rabash, dans l’autre moi.
Tout était simple, sans superflu, mais je n’aurais échangé ces deux modestes chambres, ni l’éternité que j’y ressentais, contre les appartements les plus luxueux.
Nous arrivions, nous installions, puis je préparais le repas. Nous mangions, et aussitôt après nous partions vers les sources chaudes de Hamei Tveria. Le Rabash entrait dans l’immense bassin, se plaçait sous l’eau brûlante — il aimait la chaleur —, et se laissait pénétrer quarante minutes durant. Moi, je ne tenais pas vingt minutes.
Ensuite, il s’allongeait sur un lit de repos. Je l’enveloppais soigneusement, de tous côtés, de draps et de couvertures… Il aimait suer jusqu’à ce que « tout sorte de lui ». Et il buvait beaucoup. Il buvait et transpirait, buvait et transpirait. C’était naturel chez lui : il sentait instinctivement ce qui lui était bon ou néfaste. Ce n’était pas une ascèse imposée, mais une harmonie avec la nature. Il recevait ce qui la maintenait. Ainsi se faisait la purification du corps, quand toutes les impuretés sortaient par les pores. Pour nous, l’usage du savon était naturel ; lui ne s’en servait jamais, se contentait d’eau — selon l’ordre de la nature.
Je n’entrerai pas dans tous les détails — le retour, les repas, tout cela je m’en souviens dans ses moindres nuances. Mais l’essentiel était ailleurs : tout, absolument tout, il le faisait dans un seul but — consacrer toutes ses forces à l’étude. Ce repos dans les eaux chaudes de Tibériade, le sommeil, la nourriture — il ne se suralimentait jamais ! — tout cela était au service de l’étude, pour que pas une seule minute de ces huit à dix heures quotidiennes ne soit perdue, manquée.
Au fond, son rapport au corps était d’une grande rigueur. Je l’observais sans cesse. Moi, j’avais avec le corps d’autres comptes à régler…
/ QU’IL SOUFFRE /
Plusieurs fois par an, je souffrais d’attaques cutanées. À tel point que, parfois, je ne pouvais même pas me lever du lit. Mon ami Yaron, menuisier de son état, m’avait fabriqué un arceau spécial qu’on plaçait au-dessus de moi, et sur lequel on posait une couverture pour qu’elle ne touche pas ma peau. J’étais allongé, atrocement tourmenté ; mon corps semblait cesser de respirer. La peau se détachait par lambeaux — je n’avais qu’à la saisir et l’ôter. Tout mon être n’était plus qu’ulcères ; la lymphe suintait de mes pores ; en somme, je changeais littéralement de peau…
Lors d’une de ces périodes, nous nous promenions dans un parc avec le Rabash. J’avais réussi à me lever, bien que le frottement des vêtements me fût une torture. Mais je ne pouvais me résoudre à manquer cette marche. C’était l’hiver, et, par bonheur, soufflait un vent glacé, pénétrant, tranchant. J’avançais manteau grand ouvert, exposant tout mon corps au souffle mordant, et j’aurais voulu qu’il fût encore plus froid, qu’il me brûlât davantage… Je marchais les yeux clos, les entrouvrais parfois pour m’assurer que le Rabash était là… Et soudain, je le vis : il s’était arrêté, et il me regardait.
Alors, à travers une douleur immense — moi qui peinais à entrouvrir la bouche, comme engluée de résine — je lui demandai :
— Rebbe… qu’est-ce qui va m’arriver ? Qu’est-ce qui va se passer ?
Alors il fit un pas vers moi, m’empoigna la main et, avec une douleur immense dans la voix, déclara :
— Qu’il souffre ! Qu’il souffre !
Il parlait du corps. Et du doigt il se désignait, comme s’il se pinçait jusqu’à la douleur. Ses yeux brillaient en même temps d’une lueur de joie :
— Michaël, tu n’imagines pas tout ce que tu gagnes !
/ MAÎTRE DE SON CORPS /
C’est ainsi qu’il vivait. Dès l’enfance, on l’avait éduqué à considérer son corps comme un étranger. C’est pourquoi il le désignait du doigt et disait : « Qu’il souffre ! » — il, pas je. En parlant du corps, il parlait toujours de l’égoïsme. Il se réjouissait de piétiner cet égo.
Ce n’était pas une forme de masochisme, car en même temps il était fondu dans la qualité du don. Le corps n’était pour lui qu’un appendice de l’âme, séparé d’elle de façon absolue. Il était maître de son corps comme de son âme, dirigeant l’un et l’autre — l’égoïsme du corps et le but suprême de l’âme — comme deux lignes entre lesquelles il bâtissait la troisième. Et en cela, il se percevait lui-même.
Telle doit être la vie de l’homme qui atteint la réalité supérieure : un homme toujours en attaque, jamais en repos. Tel il était : il attaquait sans cesse. Et tout cela se déroulait sous mes yeux, à Tibériade.
/ ATTAQUES CONTRE LE MONDE /
À Tibériade, nous étudiions huit à dix heures par jour. Mais ces huit à dix heures étaient, en vérité, huit à dix heures de prière. Nous plongions dans la seizième partie de L’Étude des Dix Sefirot, dans Les Portes des Intentions, dans les lettres du Baal HaSoulam et, bien sûr, dans les articles du Shamati.
C’étaient des textes presque jamais abordés avec l’ensemble des élèves. Ce n’est que dans les dernières années que le Rabash décida de les étudier en groupe. Nous lisions aussi le Rouleau secret, écrit par les kabbalistes dans un langage si voilé qu’il n’était destiné qu’à eux-mêmes, ou à ceux capables de comprendre. Mais de cela, je ne puis encore rien dire.
Le Rabash prenait ces textes et me les expliquait. Il choisissait précisément les passages les plus proches de l’âme, les racines les plus intimes. Il les ressentait. Pour lui, l’important était que je les entende — pas seulement que je les entende, mais qu’ils m’imprègnent. Il me « lavait » de ces paroles. Coupés du monde, sans téléphone, sans bavardages, nous restions assis l’un en face de l’autre, et je m’efforçais de ne rien perdre de ses mots.
Il parlait, secouant la tête par habitude, les yeux clos… puis soudain se figeait, et le silence s’installait. Que percevait-il alors ? À quoi pensait-il ? Parfois, il me semblait qu’il conversait avec le Baal HaSoulam, qu’il l’entendait. Peut-être était-ce vraiment ainsi.
Le soir, nous sortions marcher ensemble. D’un pas tranquille, il me prenait souvent par le bras. Nous avancions ainsi le long des vitrines, des cafés, des restaurants, descendions vers le lac. Parfois nous parlions, parfois nous marchions en silence : lui pensif, moi une cigarette aux lèvres, toujours avec ce sentiment de crainte de le déranger.
Puis nous rentrions. Je lui préparais le lit, posais un verre d’eau sur la table de chevet, et l’installais. Il devait absolument lire un passage du Shamati avant de s’endormir. Il lisait, éteignait la lumière, et s’assoupissait aussitôt.
Pour se lever au matin et reprendre l’attaque.
/ NOUS AURIONS PU FRANCHIR… /
Mais il arriva qu’une fois le groupe tout entier se mit à attaquer. Ce fut à Soukkot.
Nous nous étions donnés sans compter pour préparer la fête. Nous avions construit la soukka selon les règles les plus rigoureuses du Rabash. Il vérifia tout dans les moindres détails, palpant chaque jointure, et se déclara satisfait. La cabane était entièrement de bois, sans un seul clou de fer, coiffée d’un toit épais, presque impénétrable à la lumière, qui semblait flotter au-dessus de ses parois.
Nous tenions à peine debout tant nous étions exténués, mais l’atmosphère était à la fête, à l’élévation, plus que jamais auparavant.
Ce Soukkot-là, le Rabash donna des explications exceptionnelles, peut-être parce que nous étions capables d’en recevoir davantage. Il fut plus émotionnel que de coutume, prodigue en développements, et nous conduisit à l’attaque.
— Nous sortons maintenant de la maison, disait-il. Nous fermons derrière nous la porte de l’égoïsme. Nous n’y reviendrons plus jamais.
Nous l’écoutions, retenant notre souffle, nous avancions derrière lui…
— C’est là la première correction : la restriction de son égoïsme. Sans cela, il n’est pas de progrès. Nous passons dans la soukka. Nous acceptons de vivre toujours dans une demeure provisoire, dans le changement constant, dans le souci de l’écran. Le voici, au-dessus de nous : notre écran commun. Nous demeurons sans cesse sous lui ! Et alors, c’est une véritable fête : s’élever au-dessus de ses désirs, s’assimiler à la qualité du don, au Créateur, vivre comme en suspension dans l’air…
Nous étions transportés, habités par l’attente que quelque chose allait se produire. Quelque chose de décisif, vers quoi nous avions tendu toute notre vie.
Mais les jours passèrent… Nous sentions que quelque chose ne prenait pas.
Le cinquième jour de Soukkot — je me souviens, il devait être onze heures du matin — nous marchions le long du rivage. Je ne tins plus, je m’arrêtai et demandai au Rabash :
— Que nous manque-t-il ? Quoi donc ? Tout le monde le désire, tout le monde est tendu, nous sommes ensemble depuis une semaine, nous ne quittons pas la soukka, et vous donnez des leçons d’une telle intensité ! Qu’est-ce donc qui nous manque pour percer ?
Et il sentit que cette question n’était pas seulement la mienne, mais celle de nous tous. Alors il répondit :
— Il nous manque l’attaque ! L’attaque ! Nous percerons si nous nous unissons.
Puis il s’élança en avant.
Le soir, il donna une leçon inoubliable. Il expliqua que ce n’est qu’unis que le peuple put sortir d’Égypte. Ce n’est qu’unis qu’il cria vers le Créateur. Ce n’est qu’unis qu’il traversa la mer des Fins, se jetant dans l’inconnu. Et ce n’est qu’unis qu’il devint un peuple au pied du Sinaï, en acceptant la condition du Créateur : soit vous vous unissez, soit ce lieu deviendra votre tombe.
— Si vous acceptez cette condition, dit-il, vous pourrez naître dans un monde nouveau.
…Mais nous n’avons pas su alors accepter cette condition. Nous échouâmes. Et cela grava dans mon cœur une trace indélébile.
/ MA DÉCOUVERTE /
Beaucoup d’années ont passé depuis ce Soukkot inoubliable, depuis nos jours à Tibériade ; et aujourd’hui encore je comprends très nettement que chaque question que je posais ne venait pas de moi, mais de lui ; que chaque ligne qu’il lisait n’était pas destinée uniquement à moi ; que chacune de ses explications ciblait d’abord d’autres cœurs.
C’était particulièrement sensible à Tibériade — un véritable « transfert de sang ». Quand il me transmit des forces pour que je ne cède à aucune influence, pour que je reste à ses côtés jusqu’au bout. Et que, après son départ, je demeure uni à lui.
Il polissait sur moi sa méthode, celle qui est nécessaire comme l’air pour la « dernière génération ». Elle est déjà arrivée. Elle ne sait pas encore qu’elle est « la dernière », mais le Rabash le savait, et il se hâta. Il mettait la dernière main à toute la chaîne — d’Abraham, à travers toutes les générations des grands kabbalistes, jusqu’à nos jours.
Je le ressentais. Et je désirais ardemment lui être un tant soit peu digne.