/ NOUS – UN GROUPE /
Le fait d’être constamment auprès du Rabash ne pouvait qu’influencer mes relations avec les compagnons. Pour eux, ce n’était pas facile à accepter. J’en parlai au Maître ; il avait son propre regard sur la question. Il me répondait d’un mot :
— Tu dois être là.
Et voilà que vient Pessa’h, fête intransigeante pour lui, qu’il passait toujours seul, sans laisser quiconque l’approcher — et tout le monde le savait.
Et soudain, il m’emmène avec lui sur un terrain vague pour brûler le ‘hamets. (Cela se répétera toutes les années suivantes. Parfois son fils, Hezkel, se joindra à nous, mais le plus souvent nous serons deux.)
Le feu crépite. Je reste figé à ses côtés. Pour moi, c’est un immense honneur. Avec quelle tension intérieure il accomplit chaque geste !
Dans cet acte « simple » — brûler le ‘hamets, qui pour la plupart n’est qu’une formalité extérieure —, pour lui, c’est la consumation de tout son égo, de toute vie qui ne serait pas dirigée vers le Créateur. Et « Pessa’h » lui-même — c’est l’arrachement à la terre, le passage dans une dimension supérieure, une nouvelle marche spirituelle qu’il gravit dans un combat impitoyable contre lui-même.
Je me tais, craignant de le troubler, je retiens mon souffle. Mais une seule question me déchire. Je finis par la poser, dès que tout est achevé. Je ne peux pas me retenir :
— Alors quand, moi, pourrai-je atteindre cela en pratique ?! Quand ne me contenterai-je plus de brûler un morceau de pain, mais serai-je capable de me débarrasser de mon véritable ennemi — l’orgueil, l’amour-propre, l’égo ?! Quand ?!
À ce cri de mon âme, le Rabash ne répond pas. Il me regarde presque avec un sourire, et cela déchaîne en moi une tempête d’indignation ! Comment est-ce possible ?! J’en ai les larmes aux yeux, je l’appelle sincèrement, du fond du cœur — et lui…
Mais très peu de temps passera, et je comprendrai — il avait raison, comme toujours. Je comprendrai qu’à ce moment-là, il pensait précisément à moi. Et il voulait que ce cri devienne prière.
/ PESSA’H SELON LE RABASH /
Puis le Rabash m’invita à déjeuner. Et là, je vis de mes propres yeux ce qu’était Pessa’h pour le Baal HaSoulam et pour le Rabash — c’était quelque chose d’inconcevable à l’esprit. Marmites, assiettes, verres, cuillères, fourchettes — tout était soit neuf, soit utilisé une seule fois, puis mis de côté pour n’être lavé qu’après Pessa’h. Les robinets, les hachoirs à viande — tout objet en métal était remplacé.
La nourriture était très simple, très limitée. Le sel venait uniquement de la mer Morte, exactement du même endroit où le Baal HaSoulam se le procurait. Et surtout, aucun plastique — alors qu’il était déjà largement répandu à l’époque.
Pendant Pessa’h, le Rabash devenait « intouchable ».
Autour de lui s’étendait une zone interdite, comme un champ de mines que personne ne pouvait franchir. Je m’asseyais en face de lui et j’avais peur du moindre faux mouvement. Je mangeais prudemment, comme un oiseau, les mains suspendues, effleurant à peine la nourriture de ma fourchette. Telle était l’atmosphère dans la pièce.
Et bien sûr, une pensée ne me laissait pas en repos : « Tout cela est-il donc si important ? Est-il nécessaire de dépenser tant d’efforts et d’argent pour ces détails extérieurs ? Et surtout, à quoi bon pour un kabbaliste, qui méprise justement tout ce qui est extérieur ?... »
J’étais jeune, égoïste ; tout en moi se cabrait contre cela. Mais c’est précisément pour cette raison que la réponse que je reçus me convainquit : quand tu accomplis tous ces gestes, tu ressens combien ils heurtent ton égoïsme. Et cela, je l’ai ressenti puissamment ! Or Pessa’h — c’est l’élévation au-dessus de l’égoïsme ; c’est là que commence l’ascension spirituelle. Quand, dans chacun de tes actes, tu accomplis une opération simple : séparer l’égo de toi-même, l’arracher avec la chair.
Encore une fois, je compris qu’il me fallait suivre le Rabash en tout. Comme lui, aller au-delà de toute logique terrestre, accomplir ces actions illogiques, en m’efforçant toujours, comme lui, de leur donner une intention spirituelle.
/ LE GRAIN DE CAFÉ /
Tu tiens quelque temps dans cette résolution, tu t’imbibes de l’idée que tout, dans notre monde, n’est que branche de racines spirituelles, mais que ces branches appartiennent déjà au désir égoïste. Et qu’à Pessa’h, il faut les retrancher totalement…
Alors tu « retranches » — tu t’assieds, tu trilles les grains de café. Nous l’achetions vert : il fallait d’abord le trier, s’assurer qu’il n’y eût ni défauts, ni vers, puis seulement le griller, le moudre et l’utiliser.
Et te voilà à trier, trier… jusqu’à ce que soudain tu n’en puisses plus. Je me souviens : c’est au cours de ce tri que je « craquai ». Je me laissai tomber contre le dossier de la chaise, le regard plein de haine fixé sur la montagne de grains encore à examiner. Je fumais cigarette sur cigarette, en ruminant : « C’est insensé, une absurdité… »
Alors le Rabash s’approcha, s’assit en face de moi. Il prit un grain entre ses doigts, le leva à hauteur des yeux et dit :
« Je m’assieds et je vérifie les grains, ces petits grains de café. Je les examine avec soin, minutieusement… Je veux qu’ils soient propres, intacts, pour que mes compagnons puissent boire le café qui en sortira. » Il reposa le grain, en prit un autre : « Et celui-ci, je le vérifie pour mon maître. » Il leva les yeux vers moi. « Mon maître aime beaucoup le café. C’est pour lui que je le fais. »
Ce fut une leçon très dure, très ! Que ressentis-je ? De la honte. J’étais en feu à l’intérieur ! Le Rabash se leva et s’éloigna. Je me penchai à nouveau sur les grains. Ses paroles résonnaient en moi, chacune comme un coup de marteau.
Mais cela ne dura que quelques minutes. Le choc passé, je n’arrivais plus à me contraindre. J’éprouvais des obstacles qui n’étaient plus de ce monde. Dis à celui que j’étais, à mon arrivée en Israël : « Trie du café et tu seras payé. » J’aurais accepté, je l’aurais fait correctement, consciencieusement.
Mais là — pour servir le maître, que je tenais pour le plus grand, le plus grand de tous ! — je restais assis, incapable du moindre geste. Et je compris que d’autres forces s’y opposaient.
/ COMBIEN CE FUT DUR ! /
Être auprès d’un kabbaliste est d’une difficulté extrême. Être à la fois son élève et son aide, apprendre de lui tout en prenant soin de lui… parfois c’est d’une lourdeur insoutenable.
Tu es partout avec lui, tu le vois dans toutes ses manifestations, et voilà que l’image terrestre efface son immensité. Tu te surprends à penser : n’est-il pas un homme ordinaire, avec ses exigences, ses faiblesses et ses habitudes, comme chacun ?
Et cette pensée te tue, te ronge : en quoi donc diffère-t-il des autres ? Je me souviens de la somme d’efforts qu’il me fallait parfois fournir pour tenir ferme et me rappeler : devant moi se tenait le plus grand des kabbalistes, « le dernier des Mohicans », et il n’y en aurait plus d’autre.
Le Rabash était d’une simplicité, d’une ouverture désarmantes dans sa vie matérielle. Il ne laissait à ceux qui l’entouraient aucune possibilité de l’honorer. Il ne jouait pas à l’Admour, figure imposante devant laquelle la société se doit de s’incliner, d’embrasser la main, de l’appeler « grand Rav ». Le Rabash détestait cela. Il se comportait toujours à l’opposé.
/ LA « NULLITÉ » DU KABBALISTE /
En tant que kabbaliste, il ressentait sa propre nullité : « Qui suis-je, et qu’ai-je donc ? » — voilà ce qu’il donnait à percevoir aux autres. Il se mesurait au Créateur ; de là venait son sentiment : « Je ne suis rien, poussière et cendre. » Et cela se transmettait à quiconque se trouvait auprès de lui.
Il ne construisait pas cette simplicité à dessein. Il la vivait réellement.
En contact permanent avec la force souveraine et toute-puissante (il appelait cela « se tenir face au Créateur »), il découvrait perfection et éternité. Et en comparaison, il ne pouvait que se sentir insignifiant.
Quand je l’interrogeais là-dessus, il me disait :
« Imagine un peu comme il m’était difficile, à moi, d’être auprès de mon père… C’est le père. Toi, au moins, tu as quelqu’un d’extérieur. Avec un étranger, tu peux tenter d’instaurer une relation particulière. Mais un père, c’est un père. Tu sens son amour, et cet amour absolu enlève toute obligation de ta part. Tu pourrais ne rien faire — il t’aimerait quand même. De ce fait, il te prive de la possibilité même de lui rendre cet amour d’une manière particulière. »
/ IL ME PRENAIT MES FORCES /
Le Rabash me repoussait sans cesse. Il m’ôtait les forces mêmes qui me poussaient à lui accorder une attitude particulière. D’un côté, il m’attirait à lui, comme le supérieur attire l’inférieur ; il commença à prendre soin de moi comme d’un nourrisson, à m’élever pas à pas. De l’autre, il me faisait traverser des états qui, alors, me paraissaient d’une cruauté insoutenable.
Je ne comprenais pas, je me révoltais intérieurement contre lui, et lui, me regardant fixement, disait :
— Je sais que tous tes malheurs dans la vie viennent de moi.
Plus tard, la rabbanite Feïga me raconta qu’il lui confiait savoir tout de moi d’avance, savoir que je ne me calmerais pas avant d’avoir sorti la Kabbale de notre salle d’étude pour l’amener dans le monde.
C’est ce qu’il voulait. Pour cela il m’élevait. Il m’apprenait à marcher, mais sans jamais me laisser m’appuyer sur sa force, ni sur sa grandeur. Il m’exposait sa petitesse, jusqu’à éveiller parfois en moi du mépris. Tout cela afin de m’orienter vers le Créateur, afin que de Lui seul je réclame la force.
/ POURQUOI N'AI JE PAS DEMANDÉ ?! /
Je me souviens, un jour nous étions dans la forêt de Ben Shemen. J’étais fou de rage — contre tout, contre tous ! Et je commençai à me déverser, sans retenue : tout allait mal, les gens étaient mauvais, je n’avançais pas, mes forces se dissipaient en pure perte…
Le Rabash ne m’interrompit pas. Il me regardait, m’écoutait. Quand enfin je me tus, il dit simplement :
— Mais pourquoi n’as-tu pas demandé ?
Il m’assomma par ces mots. Je compris soudain : j’étais rempli de colère, je réclamais que tout change autour de moi — tout, sauf moi.
« Pourquoi n’as-tu pas demandé ? » — pour lui, c’était la question la plus naturelle. Pourquoi l’homme ne demande-t-il pas sa propre correction ? Pourquoi n’implore-t-il pas la guérison de son égoïsme qui le dévore ? Il crie, il s’indigne… mais il ne demande pas. Et il ne comprend pas que tout est là. Sentir que l’ennemi est en toi, et que c’est avec lui seul que tu dois livrer bataille. Sentir en même temps qu’« Il n’y a rien hormis Lui », et que seul le recours au Créateur est efficace. Mais ce recours doit jaillir du cœur — non d’un texte, non d’une prière apprise dans un livre, mais d’un cœur brisé.
Je voyais le Rabash agir ainsi. C’est ce qu’il faisait, constamment.
/ LE RABASH ET KOTSK /
C’est pourquoi je n’avais aucun doute lorsque le Rabash affirmait que, s’il était né plus tôt, il aurait rejoint Kotsk, auprès du rabbi Menahem Mendel.
Cette confrérie kabbalistique lui convenait. À son caractère intransigeant, à son immense cœur, à son immense écran. Il s’y serait fondu mieux que quiconque. Ils ne vivaient que pour le But, se mesuraient uniquement à l’aune de Celui-ci.
Kotsk, c’était pour lui : une communauté de kabbalistes prêts à « prendre d’assaut » le Créateur. Ils vivaient dans la pauvreté, en commune, chaque jour comme s’il était le dernier. Durs les uns envers les autres, feignant la légèreté ou le mépris du spirituel, pour offrir à chacun plus de travail intérieur. C’étaient de tels hommes que le Rabash recherchait : des désespérés.
Et il lui convenait aussi d’entendre leur maître, rabbi Menahem Mendel, proclamer : « Il n’est rien de plus entier qu’un cœur brisé, rien de plus perçant qu’un cri muet. »
C’est ainsi que le Rabash voulait vivre. Et c’est ainsi qu’il vécut.
/ SILENCE /
Mais parfois, tombait le silence…
Soudain, le Rabash « s’éteignait ». Je le regardais, déconcerté : comment une telle « coupure » pouvait-elle être possible ? À l’instant, il courait, attaquait, se donnait tout entier — et soudain, silence. Il n’était plus personne, plus rien. Un cycle venait de s’achever dans son développement, et il se figeait. Plus le désir de lire, ni d’entendre, ni de voir… Cela pouvait durer des heures.
Je me souviens, un jour, je vins chez lui. Il était assis à califourchon sur une chaise, le dos tourné au soleil, immobile. J’eus même peur. Je m’approchai avec précaution. Il leva les yeux vers moi :
— Eh bien, prends une chaise.
Je pris une chaise.
— Assieds-toi.
Je m’assis comme lui.
— Restons là.
Nous restions assis. Dix minutes, quinze. Lui se taisait, moi aussi. Je me disais : « Et après ? » — mais je n’osais poser aucune question.
Ce qui nous sauvait, c’était la cigarette. On en allumait une — déjà tout paraissait un peu différent ; on jouait avec, on inspirait, on expirait. Ainsi nous restions assis, fumant et nous taisant, peut-être une heure. J’appris alors que, dans de tels états, l’essentiel est d’attendre, tapi, en silence.
J’observais comment le Rabash le faisait. Car il ne s’agissait pas d’un corps, pas d’un homme, mais d’un désir. Ce désir devait aller jusqu’au bout de lui-même, se consumer jusqu’à sa racine. Alors seulement tu atteins l’état où tu es comme de la matière inanimée, uni à la terre, à la pierre, étendu, vide. Tu attends, tapi… Jusqu’à ce qu’un nouveau désir, tel un bourgeon jaillissant de la roche, perce enfin. Alors tu respires de nouveau, tu te relèves et poursuis l’assaut contre le Créateur.
Ainsi fumions-nous, rallumant une cigarette à l’autre. Puis il tendit la main vers la table de chevet, prit son cahier bleu, l’ouvrit au hasard et lut :
« L’homme n’a pas le droit de se libérer de ce travail, mais il est tenu d’atteindre une telle exigence intérieure, un tel désir de parvenir au lishma, que cela devienne prière — car sans prière, il est impossible d’y parvenir. »
/ AVANT LA PERCÉE /
Je vais maintenant raconter, peut-être, l’événement le plus décisif dans la vie du Rabash.
J’étais auprès de lui depuis environ deux ans, lorsque je sentis clairement qu’il s’était assombri. Notre groupe était minuscule : six vieillards et quelques jeunes… Nous tournions en rond dans notre propre jus, il fallait du sang neuf. Mais personne ne venait.
Plus d’une fois il m’avait raconté que le Baal HaSoulam était prêt à parler aux pierres, pourvu que quelqu’un l’écoute. Et voilà que des années avaient passé, le Rabash avait poursuivi son œuvre, et qu’avions-nous ? Les mêmes six vieux élèves, et nous, quelques jeunes en supplément. Rien de plus. Était-ce donc tout ?
Un kabbaliste ne peut pas déterminer avec précision à quel moment les masses viendront étudier — et non des vieillards, mais des jeunes. Le kabbaliste discerne la tendance. Il sait avec certitude que cela arrivera, que la Kabbale s’ouvrira au monde, nécessairement. Mais quand ? Peut-être pas de sitôt. Peut-être même pas de son vivant…
Dans cette période surtout, je m’efforçais de ne pas le laisser seul, car je sentais qu’il avait besoin de moi. Il me faisait souvent comprendre : « Il m’importe de savoir que tu es là. » Souvent, lors des grandes réunions, des fêtes, des mariages, quand des centaines de proches et de hassidim l’entouraient, je voyais son regard me chercher, me trouver — et alors il se calmait.
Un jour, j’osai lui demander si mon impression était juste : qu’il voulait s’assurer de ma présence.
Il répondit :
— Oui, il m’importe de te voir. — Puis ajouta de lui-même : — Depuis l’hôpital, il m’importe que tu sois près de moi.
/ NOUS, PLUS PROCHES ENCORE /
C’est alors qu’il me dit :
— Déménage.
Jusque-là, il ne l’avait pas permis. J’habitais à Rekhovot, faisant chaque jour l’aller-retour à Bnei Brak. Souvent je restais dormir dans la salle d’étude, car si nous rentrions d’un mariage ou d’une autre cérémonie vers onze heures du soir, je n’arrivais à Rekhovot qu’à minuit. Et deux heures plus tard, il fallait déjà se lever pour être à son cours à trois heures. Retourner chez moi n’avait aucun sens ; je dormais donc sur un banc.
Les années passaient ainsi. Ma femme finit par accepter la situation : elle voyait que je passais la moitié de mes journées sur la route, que j’étais épuisé physiquement. Mais le Rabash répétait :
— Pas encore, ce n’est pas le moment.
Il voulait que je m’efforce. Dans sa jeunesse, lui-même avait travaillé durement à tracer des routes et construire des bâtiments, tout en étudiant la nuit. Il se donnait jusqu’au bout, toujours. Et il l’exigeait de moi.
Puis un jour, il dit :
— Le temps est venu.
Et il ne se contenta pas d’acquiescer : il me trouva lui-même un appartement non loin de chez lui, rue Rav Ami, n° 5.
J’abandonnai mon affaire lucrative, la cédai entièrement pour ne rien garder qui puisse me retenir. Je vendis notre duplex à Rekhovot et déménageai. Je me souviens encore de ma décision : ne rien emporter du passé, rien qui puisse détourner mes pensées de la finalité.
Je brûlais mes vaisseaux derrière moi, car je comprenais : une chance m’était donnée, une seule, et je ne pouvais la manquer. Être auprès d’un grand kabbaliste, m’attacher à lui, vivre sa vie.
Jamais, pas une seconde, je n’ai regretté ce choix. Grâce à lui, je pus me rapprocher encore davantage du Rabash — chose qu’aucune somme d’argent n’aurait pu racheter. J’achetai même une voiture en pensant à lui : siège haut, un emplacement pour poser un livre, un support pour un verre.
Il savait que c’était pour lui… et il comprenait pourquoi je le faisais. Je voulais que, de cette union, quelque chose — ne fût-ce qu’une goutte — filtre de son immense âme vers la mienne, encore enfantine. J’aspirais à apprendre de lui à donner comme il donnait. Je l’enviais, je le suppliais de m’aider.
Souvent je rêvais de cette image : lui et moi, seuls dans toute la nature, dans tous les mondes, liés intérieurement, retirés de tous…
Mais je m’égare. Je voulais raconter cet événement « imprévu » qui bouleversa notre vie.
/ MA PROPOSITION À BERG /
On m’informa que le rav Berg arrivait d’Amérique et souhaitait me rencontrer dans sa soukka — c’était la fête de Soukkot.
Je connaissais Berg. J’avais même pris chez lui quelques leçons avant de rencontrer le Rabash. La première fois que je l’avais vu, il était déjà « sur le déclin ». Le désir de faire commerce de la Kabbale l’avait emporté en lui : je l’avais compris dès la troisième leçon. Il s’était mis soudain à parler de « forces cosmiques », de ce que représente la main droite de l’homme, la gauche, de la manière de les purifier par la lumière de la miséricorde… Je n’avais jamais cherché de mystique, je ne la supportais pas. Pas plus que les « forces occultes ». Alors je partis.
Mais nous nous quittâmes en amis. Il vint même chez moi à Rekhovot, nous accueillîmes ensemble le Shabbat. Il avait saisi que mon approche de la Kabbale était tout autre, que j’y cherchais une science, non de la mystique. Et il l’avait respecté.
Voilà qu’on m’appelle de sa part : il m’invite. Je demande au Rabash si je dois y aller.
— Pourquoi pas ? me dit-il.
— Cela me semble loin de ce que je suis devenu…
— Il serait peu comfortable de refuser, répondit-il.
Comme s’il pressentait que quelque chose en sortirait. Alors j’y allai.
Je retrouvai Berg, nous commençâmes à parler. Bien sûr, je lui dis aussitôt que j’étudiais auprès du fils aîné du Baal HaSoulam, le Rabash. Dans mon esprit, subsistait encore l’idée de tenter de le convaincre, de toucher sa « partie dans le cœur », car je voyais bien qu’il en avait une. Mais je n’y parvins pas. Il n’y réagit pas du tout.
Il me dit :
— Nous avons notre méthode, notre système.
Alors je lui lançai soudain :
— Mais on peut élargir ce système. Je pourrais expliquer à tes enseignants ce que j’ai appris du Rabash. Par exemple, je pourrais leur donner des cours sur « L’introduction à la Sagesse de la Kabbale ».
Cela éveilla son intérêt.
— Pourquoi pas ? dit-il.
Aujourd’hui encore, je suis convaincu qu’il comprenait bien que c’était précisément cela qui manquait à son école. Il voulait que ses enseignants ressentent ce qu’est la véritable Kabbale, celle du Baal HaSoulam.
/ LE RABASH S’ENFLAMME /
Quand je racontai tout cela au Rabash, il s’émut profondément.
C’est alors que je vis encore une fois ce que signifiait être un véritable disciple du Baal HaSoulam. Pour eux deux, toute occasion de diffuser la science de la Kabbale était une fête, un présent suprême venu « d’en haut », une chance offerte par le ciel qu’il ne fallait en aucun cas laisser passer.
Le Rabash était prêt à repasser avec moi toutes les leçons, à répondre à toutes mes questions. Il m’appelait même là-bas, au centre de Berg, en plein milieu d’un cours, et demandait :
— Eh bien, comment cela se passe ? Comment écoutent-ils ? Comprennent-ils ? As-tu déjà abordé avec eux le second Tsimtsoum ? Tout était-il clair pour eux ?
Ainsi, je commençai à enseigner juste après les fêtes, le matin. Mes étudiants étaient les professeurs eux-mêmes de cet « Institut de la Kabbale » de Berg, une douzaine, peut-être quatorze. Trois d’entre eux m’étaient déjà connus : Jeremy Langfort, Yossi Gimpel et Shmouel Cohen. C’étaient tous de jeunes hommes d’une trentaine d’années, pleins d’énergie et de soif.
Comme je l’avais promis à Berg, nous commençâmes par « L’introduction à la Sagesse de la Kabbale ». Puis, voyant leur sérieux, leur nostalgie d’authenticité, je sortis le Shamati — et là, nous commençâmes à parler cœur à cœur.
Et soudain, ils s’embrasèrent. Jamais encore ils n’avaient entendu pareille parole. D’abord, ils restaient muets, absorbant chaque phrase, puis vinrent les questions — toutes essentielles.
Immédiatement après les cours, je retournais auprès du Rabash et lui rapportais chaque détail, jusqu’au plus infime. Comme il se réjouissait de voir la Kabbale sortir de notre petite chambre enfumée pour se répandre dans le monde ! Non, il ne songeait pas à attirer qui que ce soit, ni à dresser des plans sournois, ni à imaginer que ces jeunes de vingt-cinq, trente ans abandonneraient tout pour venir étudier chez lui. Non, l’essentiel, c’était qu’ils écoutaient ! Qu’ils questionnaient ! Qu’ils cherchaient à comprendre !
/ VOILÀ COMMENT CELA S’EST PASSÉ… /
J’enseignais exactement selon la voie du Rabash. À chaque leçon, quelque chose de neuf s’ouvrait devant eux. Les élèves affluaient de plus en plus nombreux : à la fin, ils étaient près de quarante. Tout l’accessoire disparaissait, le vernis, et se révélait la Kabbale telle qu’elle est — sans mystique, sans fils rouges, sans eau bénite ni forces cosmiques.
Ils découvraient une science sérieuse, qu’ils n’avaient jamais rencontrée. Et cela les attristait. Ils comprirent qu’ils gaspillaient leur vie en futilités. Ce qui les acheva, ce fut la lecture de la 17ᵉ lettre du Baal HaSoulam. Elle commence abruptement :
« Le chemin de la vérité est une ligne extrêmement fine, sur laquelle on s’élève jusqu’à atteindre le palais du Roi. Et quiconque s’engage au début de cette ligne doit veiller à ne pas s’écarter d’un cheveu, ni à droite ni à gauche. Car si, dès le départ, son erreur est de l’épaisseur d’un cheveu, même s’il poursuit ensuite droitement, jamais, en aucun cas, il n’atteindra le palais du Roi… »
Ces jeunes avaient une vraie soif intérieure, et tout de suite ils s’inquiétèrent. Ils comprirent quelle profondeur se cachait derrière chaque mot.
Je poursuivis l’étude de cette lettre, ligne après ligne. Je voyais combien ils écoutaient, tendus, n’en perdant pas une miette. J’achevai la lecture par la conclusion, sans commentaire : il n’était plus nécessaire.
« Il est dit : “Ouvrez-moi une ouverture de l’épaisseur d’un chas d’aiguille, et Je vous ouvrirai d’immenses portails.”
Le chas d’aiguille n’est destiné qu’au travail. À celui qui ne cherche qu’à connaître le Créateur, uniquement pour le travail, le Créateur ouvre les portes du monde, comme il est dit : “Et la terre sera remplie de la connaissance du Créateur.” »
Je terminai. Silence. Pas une question. Je les saluai et partis.
Le soir même, Jeremy Langfort, le premier des enseignants de Berg, vint chez moi. C’était, comme je le découvris, pour négocier. Il me demanda si le Rabash l’accepterait.
Je répondis :
— Pourquoi ne t’accepterait-il pas ? Tu es marié, tu travailles, je suis sûr qu’il t’accueillera.
Il me dit :
— Eh bien, dans ce cas, je vais passer chez vous.
/ RÉVOLUTION /
C’est avec Jeremy que commença le passage progressif, d’abord des enseignants de Berg, puis de ses autres élèves, vers nous.
Je l’ai déjà dit : le Rabash n’avait nullement l’intention d’arracher les disciples de Berg, non. Mais leur dévoiler ce qu’est véritablement la science de la Kabbale, oui, il le voulait — et il m’y poussait sans cesse. Le reste advint de lui-même. Quand on dit la vérité sans fard, celui qui cherche vraiment ne laisse pas passer l’occasion : il désire alors découvrir la Kabbale authentique. Honneur à ces jeunes qui eurent ce courage.
Presque chaque jour, l’un d’eux franchissait le pas. La porte s’entrouvrait pendant le cours du matin, on m’appelait dehors : là, sur le trottoir, se tenaient ces silhouettes incongrues pour Bnei Brak — longs cheveux, habits à la mode de Tel-Aviv — et ils disaient :
— Nous voilà. Pouvons-nous commencer à étudier ici ?
Je répondais :
— Attendez, je vais demander.
Bien sûr, le Rabash les acceptait tous. Ils furent bientôt une quarantaine. Pour notre petite assemblée, ce fut une véritable révolution.