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/ TOUT NE FAIT QUE COMMENCER /

Mes craintes se révélèrent vaines. Après l’hôpital, tout commença vraiment : nos promenades communes au parc, nos excursions en forêt de Ben Shemen, les conversations et les silences à deux — la vie se mit à battre.

Après la sortie, il était très faible. On lui avait administré tant d’antibiotiques que, quand nous venions au parc ou en forêt, je m’efforçais de le déposer au plus près d’un banc. Il sortait de la voiture, faisait quelques dizaines de pas et disait : « Je m’allonge. » Je glissais vite un matelas en mousse, et lui, affaibli comme un enfant, s’étendait et s’endormait pour une heure, parfois une heure et demie.

Et moi, je veillais sur son sommeil : je fumais non loin et lisais les textes qu’on avait remis au Rabash pour vérification. C’étaient des articles du Le Baal HaSoulam qui furent plus tard inclus dans le premier volume du livre « Les Fruits de la Sagesse ».

Quand Le Rabash se levait, je lui servais du thé chaud sorti du thermos ou un café. Il restait assis un peu ; nous échangions quelques mots, mais fort peu — je ne voulais pas l’épuiser — puis il se mettait, sans hâte, à vérifier les textes.


/ CE QUI ÉTAIT ÉCRIT PAR LE PÈRE… /

On voyait aussitôt combien il traitait chaque mot de son père avec une révérence tremblante, combien il percevait la moindre intrusion, reconnaissait d’un coup d’œil toute retouche. Ici un mot modifié, là une phrase ajoutée : « ce n’est pas la main de mon père, il n’aurait jamais écrit ainsi. » Déjà alors je compris quel lien intérieur, indissoluble, les unissait.

Le plus étonnant est qu’il ne s’est jamais trompé. Il me disait qu’on ne peut corriger ce qu’a écrit un kabbaliste. Même si cela paraît illogique, même si cela semble une faute de grammaire, une coquille, un lapsus — il est interdit d’y toucher. Nous ne savons pas ce qui est juste ou non. Nous sommes si petits, notre logique si dérisoire au regard de la vérité supérieure, qu’il vaut mieux ne rien modifier : toute correction serait une erreur. Le kabbaliste sait exactement ce qu’il veut transmettre. Tout ce qu’il écrit est pesé et ne souffre aucun doute.

Telle était l’attitude du Rabash envers les textes de son père, le Baal HaSoulam. C’est pourquoi, dans toutes nos éditions, dans tout ce que j’ai publié, moi et mes élèves, tout ce qui est écrit par le Rabash et par le Baal HaSoulam a été conservé dans son authenticité. C’était pour nous une loi intangible.


/ « DERRIÈRE ET DEVANT, TU M’ENVIRONNES » /

Je me souviens comment, dans la forêt de Ben Shemen, nous lisions un article du Baal HaSoulam qui ouvre le recueil Les Fruits de la Sagesse : « Derrière et devant Tu m’environnes. »

Le Rabash lisait lentement, il était encore faible, mais je voyais sous mes yeux ses forces revenir. Il se redressait, ses yeux s’illuminaient ; dès les premières lignes, il reprenait vie : « Derrière et devant Tu m’environnes… » Il le ressentait, c’était sa prière constante.

« Car en vérité, Son royaume domine sur tout, et tout retourne à sa racine, car il n’est pas de lieu vide de Lui… » — cela vivait en lui, cela gouvernait tous ses actes et toutes ses pensées.

C’est pourquoi, dans notre voiture, à côté du Shamati, il y avait toujours les Psaumes de David. Et chaque fois qu’il prenait le livre, il s’ouvrait de lui-même au Psaume 139, celui-là même qui inspira l’article « Derrière et devant Tu m’environnes ».

Le Rabash ne regardait presque pas ces pages usées à force d’avoir été lues : il connaissait par cœur cette prière du roi David, car elle était aussi la sienne.

« Éternel, Tu m’examines et me connais. Tu sais quand je m’assieds et quand je me lève, Tu discernes de loin mes pensées. Tu scrutes ma marche et mon repos, et toutes mes voies Te sont familières. Car la parole n’est pas encore sur ma langue que déjà, Éternel, Tu la sais toute entière. Derrière et devant Tu m’environnes, Tu poses sur moi Ta main. Où irais-je loin de Ton esprit, où fuirais-je loin de Ta face ? Si je monte aux cieux, Tu y es ; si je dresse ma couche dans l’abîme, Te voici. Si je prends les ailes de l’aurore pour m’établir au bout de la mer, là encore Ta main me conduit, Ta droite me saisit. Je dis : que les ténèbres au moins m’enveloppent, que la nuit devienne lumière autour de moi ! Mais les ténèbres ne sont pas ténèbres pour Toi ; la nuit brille comme le jour… »


/ UN RYTHME IMPLACABLE /

Le Rabash, tel par des cordes, s’attachait au Créateur. D’ordinaire, à deux heures du matin, une heure avant le cours, il quittait sa maison de la rue Hazon Ish 81. Sans hâte, plongé dans ses pensées, il descendait jusqu’à la rue Rabbi Akiva puis revenait sur ses pas. Il fredonnait un peu, faisait des exercices de respiration, méditait. À deux heures, il trouvait ce moment favorable pour se préparer intérieurement au cours.

Le cours commençait à trois heures, comme toujours, et durait jusqu’à six. De six heures à six heures trente : la prière. Puis, cinq minutes à peine pour discuter de ce que nous allions faire dans la journée, et venait la pause. À neuf heures, je repassais le prendre en voiture : nous allions à la mer, au parc, chez le médecin, ou rencontrer quelqu’un.

À midi et demi nous rentrions, je repartais chez moi, déjeunais, travaillais de une heure à quatre. À cinq heures, j’étais de nouveau auprès du maître : c’était l’heure des études de l’après-midi.

De cinq à huit heures du soir, cours du Baal HaSoulam et de L’Étude des Dix Sefirot. De huit heures à huit heures trente : le Zohar. Puis la prière du soir, et à vingt heures quarante-cinq, tout s’achevait.

Trois soirs par semaine, se tenait ce qu’on appelait « le cours de Saul » : l’étude de L’Arbre de Vie de l’Ari. Ce cours ne fut jamais annulé, même s’il n’y avait qu’un seul élève — ce Saul. (En réalité nous étions généralement six ou sept.) Saul n’aimait que L’Arbre de Vie. Lorsque nous arrivions à la dernière page, le Rabash lui demandait, selon l’usage : « Alors, que veux-tu étudier maintenant, Saul ? » — « Reprenons depuis le début. » Et le Rabash, imperturbable, tournait les pages et recommençait…

À vingt heures quarante-cinq précises, les cours prenaient fin. Cinq minutes après être monté chez lui, le maître dormait déjà.

Il avait ce grand pouvoir : ne perdre pas une minute, ménager ses forces. Exténué, il fermait les yeux trois minutes et s’endormait aussitôt. Je le réveillais au bout de ces trois minutes : il se levait frais, comme s’il avait dormi huit heures. « Ah, comme j’ai bien dormi ! » disait-il, et il pouvait encore enseigner deux ou trois heures.

Jamais il ne dévia de son emploi du temps. Celui-ci ne se déplaçait que lorsque nous étions hospitalisés ou en voyage à Tibériade. Mais c’était alors une tout autre étude, d’autres relations.

Je ne compris pas d’emblée pourquoi il fallait accomplir tout cela avec une telle rigueur, minutie à la minute près. D’abord, j’attribuai cela à son caractère, à la trempe de l’ancien Jérusalem. Plus tard, je perçus qu’il y avait là un sens profond.


/ LES CHUTES /

Ainsi se tirait-il de ses propres chutes. Il les prévoyait à l’avance, s’y préparait, comme ce vieillard de la parabole qui cherche sans relâche l’objet perdu.

Il savait qu’avant toute ascension vient une chute. Il savait qu’aucune importance de l’objectif ne t’est donnée d’en haut : au contraire, on te prive de tout souffle de vie. On t’ouvre davantage encore ta nature, celle que tu devras dépasser, transformant ce corps « mort » en un corps vivant.

Il est dit : « Fais tout ce qui est en ton pouvoir. » Car plus l’homme est grand, plus le poids qui alourdit son cœur est immense.

Le Rabash le savait : la seule chose qui le sauvait, c’était l’ordre du jour. Se lever à la même heure, le cours, les livres, la marche, le travail que tu es tenu d’accomplir coûte que coûte. C’était devenu une habitude. Et l’habitude s’était muée en seconde nature : même lorsqu’il se sentait mort, il reprenait vie en s’appuyant sur le régime.

Je voyais ce « retour à la vie » se produire sous mes yeux. Souvent il ne le cachait pas : il voulait que je sache ce qui m’attendait aussi, que je comprenne comment tenir, comment traverser de tels états.

Je me souviens de lui, dansant au milieu de la chambre, le sourire arraché de force à son visage, haletant : « Maintenant, il faut se réjouir ! » — et il se mettait à sautiller comme un enfant, chantant « la-la, la-la-la ! » Il savait qu’il devait sortir de cet état, car dix minutes plus tard commençait le cours.

Je me souviens de lui, couché face au mur, recroquevillé comme un enfant. Mon cœur se déchirait de le voir ainsi, et pourtant je ne pouvais rien pour lui. Il restait là cinq, dix minutes, concentré, suspendu entre ciel et terre, tout entier tendu, physiquement et intérieurement. Et lorsque, quelques minutes plus tard, il se relevait, c’était un autre homme qui se tenait debout. Il ouvrait le livre et s’y plongeait avec une conscience renouvelée.

Les chutes d’un tel kabbaliste sont immenses, mais elles précèdent toujours une élévation. Il le savait. Il y était toujours prêt.


/ « SHAMATI » – « CE QUE J’AI ENTENDU » /

Je conduisais le Rabash en voiture et, incapable de me retenir, je l’assaillais souvent de questions.

Il répondait. Je voyais bien qu’il ne voulait pas que je garde le silence : les questions lui plaisaient. Et moi, je ne mâchais pas mes mots : je l’interrogeais sur le libre arbitre, sur le fait que si le Créateur est unique, pourquoi donc ai-je été façonné de deux forces, et ainsi de suite, sans répit…

Un jour, alors que j’étais littéralement consumé de douleur, incapable de comprendre, de sentir, de vivre ainsi, il m’arrêta. Nous venions d’arriver chez lui. Il me dit : « Attends, je vais te donner quelque chose. »

Il monta chez lui. Je restai dans la voiture. Il redescendit avec un cahier usé, qu’il me tendit. Sur la couverture, un mot : Shamati — « Ce que j’ai entendu ». « Lis, me dit-il. Ce sont mes notes. »

À peine y eus-je jeté un coup d’œil que tout s’éclaira. Je vis la première note : « Il n’y a rien hormis Lui », et mon cœur s’emballa. J’en lus le premier paragraphe et il battit encore plus fort.

Je n’allai pas plus loin — je fonçai au magasin, fis copier tout le cahier. Et lorsque je l’eus enfin entre les mains, je pus respirer un peu.

Je rentrai à Rekhovot, m’enfermai dans ma chambre, ne partis pas travailler, et commençai à lire. « Entendu le premier jour de la semaine de Yitro (6 février 1944) » — je lus cela et compris aussitôt : c’était entendu par le Rabash, mais prononcé par le Baal HaSoulam. Et je tenais entre mes mains ces notes.

Déjà cela seul me fit frissonner intérieurement. Mais ce qui se produisit ensuite, lorsque je lus : « Il est dit : Il n’y a rien hormis Lui, ce qui signifie qu’il n’existe dans le monde aucune autre force capable de faire quoi que ce soit contre le Créateur » — j’eus l’impression que s’ouvraient devant moi des secrets demeurés voilés des siècles durant, que c’était exactement cela que j’avais cherché toute ma vie, que voilà, le dévoilement du Créateur à l’homme dans ce monde…

Je poursuivis ma lecture : « Et si l’homme voit qu’il existe dans le monde des choses et des forces qui nient l’existence des forces supérieures, c’est que tel est le désir du Créateur… » — et cela bouleversait toute ma pensée. Serait-ce le Créateur lui-même qui embrouille l’homme ?!

« Et ceci est la méthode de correction, appelée : la main gauche repousse, et la main droite rapproche. Et le fait que la gauche repousse fait partie de la correction. Cela signifie qu’il existe dans le monde des choses qui, dès l’origine, viennent avec l’intention d’écarter l’homme du droit chemin et de le détourner de la sainteté… »

Tout cela fut pour moi une révélation. Une percée dans un état nouveau, absolument inconnu. Une confrontation avec moi-même. Jamais je n’avais entendu le Rabash dire de telles choses, et moins encore Hillel. Comment le maître avait-il pu garder cela caché à tous ?!


/ « DÉPOURVUS DE LIGNE GAUCHE » /

Je lisais tout le jour, presque toute la nuit, et je me présentai au cours du matin avec des yeux agrandis, brûlant d’excitation. Le Rabash comprit aussitôt de quoi il s’agissait, mais ne dit mot.

Je lui rendis le cahier, avouai que je l’avais photographié ; il garda le silence. J’en conclus que j’avais bien fait. Mais pourquoi me l’avait-il remis, à moi ? Très vite, j’allais comprendre.

Quelques jours plus tard, nous devions aller à la mer. Je l’attendais, assis, le cahier de Shamati entre les mains. J’étais devenu incapable de m’en détacher : chaque instant libre, je m’y plongeais avec avidité. Quand je lisais, je ne voyais ni n’entendais plus rien ; ces pages m’absorbaient tout entier. Car je sentais que tout ce qui y était écrit parlait de moi, que chaque mot, chaque ligne me concernait intimement.

C’est alors que Hillel s’approcha. Il s’était arrêté derrière moi, et je ne l’avais pas entendu venir. Il aperçut l’écriture du Rabash, parcourut quelques lignes, et s’immobilisa.

Je ne me retournai que lorsque j'entendis sa voix. Il appela Menahem, le plus ancien disciple du Rabash, qui avait étudié encore auprès du Baal HaSoulam.

Ils parlaient en yiddish.
— Tu as déjà vu ces notes ? demanda Hillel.
— Non, mais c’est bien l’écriture du Rabash, répondit Menahem.
— Justement, dit Hillel. Puis, s’adressant à moi : D’où tiens-tu ce cahier ?

Naïvement, je répondis :
— C’est le Maître qui me l’a donné.

Hillel se pencha aussitôt, saisit le cahier d’autorité :
— Voyons un peu… voyons…

Et tous deux commencèrent à le feuilleter fébrilement, échangeant à mi-voix des répliques rapides en yiddish. Je ne comprenais plus leurs paroles, mais leur agitation était manifeste. Le visage de Hillel s’était contracté, ses gestes devenaient nerveux.

Soudain, du coin de l’œil, j’aperçus le Rabash qui descendait vivement l’escalier. Il s’approcha sans un mot, arracha le cahier des mains de Hillel, me prit par le bras et m’entraîna dehors.

À peine avions-nous franchi la porte qu’il se tourna vers moi et, d’une voix dure, lança :
— Pourquoi leur montres-tu ?! Qui t’a demandé de leur montrer ?!

Et pourtant, il parlait de ceux-là mêmes qui avaient étudié auprès du Baal HaSoulam !

Je balbutiai, confus :
— Hillel l’a pris lui-même… Il a vu votre écriture et l’a pris.
— Souviens-toi : je te l’ai remis à toi seul, dit sèchement le Rabash. Cela signifie : garde-le par-devers toi, cache-le, et ne le montre à personne !
— Je ne savais pas…, murmurai-je.

Mais au fond de moi montait une fierté secrète : il me l’avait confié, à moi seul ! Pas à eux, mais à moi ! Pourtant, ma curiosité l’emporta, et je n’osai taire ma question :
— Mais pourquoi ne pas leur montrer ?
— Parce qu’ils n’ont pas de ligne gauche, répondit le Rabash. Ces articles ne sont pas pour eux.

Ses mots m’exaltèrent : j’avais compris que ces notes s’adressaient à des hommes comme moi, que c’était pour moi que le Rabash me les avait transmises. Ce qui signifiait que le Baal HaSoulam lui-même les avait destinées à des êtres tels que moi… Mais qu’y avait-il donc en nous, de particulier ? En moi ? Quoi-donc ?


/ ILS N’ENTENDRONT PAS ! /

Il fallut plusieurs mois pour que je comprenne ce que signifiait cette phrase : « Ils n’ont pas de ligne gauche », comme disait le Rabash. Que je comprenne pourquoi il avait montré ces articles à moi, qui ne croyais en rien, plein de questions, toujours insatisfait, révolté contre moi-même et contre le Créateur.

Alors s’éclairèrent brusquement pour moi — je ne les avais jamais remarquées auparavant — ces lignes du premier article, « Il n’y a rien hormis Lui » :

« …Et c’est seulement à celui qui désire vraiment se rapprocher du Créateur qu’on accorde une aide d’En-Haut, en l’empêchant de se satisfaire du peu et de demeurer à la mesure d’un enfant ignorant. On ne lui permet pas de dire : “Grâce à Dieu, j’ai la Torah, les mitsvot, les bonnes actions — que me manque-t-il encore ?” Mais, s’il possède un désir véritable, alors seulement cet homme reçoit une aide d’En-Haut ; on lui montre sans cesse combien son état est mauvais, on lui envoie des pensées et des raisonnements contraires à l’œuvre spirituelle, tout cela afin qu’il voie qu’il n’est pas encore en unité parfaite avec le Créateur. »

À chaque mot, à chaque ligne, je découvrais l’immensité du Rabash — lui seul avait noté derrière le Baal HaSoulam cet « Entendu ». Personne d’autre ne l’avait fait !

Quelle force intérieure, quelle puissance spirituelle fallait-il posséder pour écouter son père, tout ressentir, tout retenir — car il interdisait d’écrire pendant le cours — puis sortir et consigner, mot pour mot, ces paroles dans un cahier. Et parfois, ce n’était pas dix mots, ni cent, mais mille qu’il lui fallait mémoriser.

Qu’il ait tout retenu à la lettre, je n’en doute pas un instant. Car ils n’étaient pas seulement père et fils, mais deux degrés d’une même échelle spirituelle : l’un transmettait à l’autre ce qu’aucun autre disciple ne percevait, ni ne pouvait percevoir. Car ceux-là n’avaient pas, comme disait le Rabash, la ligne gauche — ils ne doutaient jamais. À la question : « Ai-je de l’amour pour le Créateur, oui ou non ? », ils répondaient sans hésiter : « Bien sûr que oui ! »

Le Rabash disait d’eux qu’ils étaient à cent pour cent dans l’amour d’eux-mêmes, tout en parlant de l’amour du Créateur. Il n’y avait donc rien à corriger chez eux. Pas de ligne gauche. Le Baal HaSoulam n’a pas parlé pour eux. « Entendu » ne leur était pas destiné. Ils ne l’entendront pas.


/ PRIÈRE /

« Sans ligne gauche, il ne peut y avoir de véritable prière, disait le Rabash. La ligne médiane ne naît pas de la simple addition de la droite et de la gauche : il faut la Lumière supérieure. Elle vient en réponse à la prière. » Ainsi, chaque article de Shamati est une prière.

C’est pourquoi le Rabash ne se séparait jamais de son cahier bleu. Il l’emportait partout avec lui, lors de tous nos voyages. Il reposait toujours sur la petite table près de son lit. Souvent je le voyais le saisir, l’ouvrir au hasard, lire quelques lignes et s’immobiliser, comme s’il prêtait l’oreille à une voix intérieure.

Ce cahier faisait partie de lui-même. Il était son cœur, son âme. Il le reliait sans rupture à son père, et par là, à toute la lignée des grands kabbalistes.

C’est pourquoi, ce soir de 1991, tard dans la chambre d’hôpital, lorsqu’il me le tendit en disant : « Prends-le, il est à toi désormais, travaille avec », je compris qu’un malheur approchait. Il s’en séparait, il me le transmettait. Il s’en allait.


/ LE LIVRE MAGIQUE /

Je franchis les années, mais je veux clore le récit de Shamati. Le Rabash était mort. Le cahier demeurait entre mes mains. Et la peur me saisit : comment concevoir qu’un tel trésor, inestimable pour l’humanité, puisse rester enfoui dans l’ombre ?!

Je fus tenaillé de doutes, jusqu’à ce que je décide que je ne pouvais le garder caché : le monde devait commencer à changer. Le Rabash désirait ardemment que la science de la Kabbale s’ouvre à tous, que les hommes l’étudient à travers les articles du Baal HaSoulam. Alors je pris la résolution de publier ce cahier, sans y altérer une seule lettre.

Ces articles sont une Lumière sans kli [réceptacle]. Ce sont des révélations, des saisies spirituelles accomplies par le Baal HaSoulam. Et celui qui les lit les découvre toujours neuves, toujours différentes.

Chaque fois, il a l’impression que ce n’est pas le même texte qu’il avait lu auparavant. Ces pages l’éveillent, le transforment, révèlent soudain en lui des couches insoupçonnées. Et il commence à sentir et à penser autrement — par l’esprit et par le cœur. Il devient un autre homme.

Ce livre magique attire la Lumière supérieure, sous laquelle l’homme change. Le livre le change. Il bâtit en lui une âme apte à la révélation spirituelle, où l’homme commence à percevoir la réalité supérieure.


/ TOUT CELA ME CONCERNE /

Moi aussi, comme le Rabash, je m’étais attaché à ce livre comme à une source de vie. C’est exactement ainsi que je l’avais ressenti : une source de vie !

J’attendais l’instant où je pourrais y revenir. Je savais que c’était elle seule qui me préparait à la fois au sommeil et à la leçon du matin. Je m’éveillais à deux heures de la nuit, la cherchais à tâtons sur la table de chevet, parcourais quelques lignes du regard, puis me levais, accomplissais toutes les affaires du matin ; déjà elle vivait en moi, m’agitait, soulevait des questions, mais affirmait aussi : « Il n’y a rien hormis Lui… » — et c’est avec cela que je m’asseyais pour la lire.

Je m’allumais une cigarette dans la cuisine, préparais du café ; il restait encore une heure avant la leçon du matin : c’était l’heure de Shamati. Et je lisais :

« Il y a trois conditions à la prière :

  1. Croire que le Créateur peut sauver l’homme, en dépit du fait qu’il possède les pires qualités, habitudes et circonstances que quiconque de sa génération…
  2. Tout ce qui pouvait être fait a été fait, et pourtant le salut n’est pas venu.
  3. Si le Créateur ne le sauve pas, mieux vaut la mort qu’une telle vie. »

Dehors, la nuit. Dans la maison, un silence épais. Seule la trotteuse des horloges battait à peine. Je murmurais les lignes de Shamati, et je sentais physiquement comment elles entraient en moi :

« La prière naît de la sensation d’une perte dans le cœur : plus l’absence de ce qui est désiré est ressentie, plus sa prière est ardente. Car celui qui languit après des superfluités n’est pas comparable à celui qui, condamné à mort, attend l’exécution, déjà enchaîné, et pour qui chaque instant est une supplique de salut. Lui ne s’endormira pas, ne s’assoupira pas, mais implorera sans relâche le salut de son âme. »

Quelle force dans ces lignes ! Quelle douleur et quel désir ! Je voulais de toutes mes fibres que cette prière de salut devienne aussi ma prière.

Je me souviens : lorsque j’avais déjà déménagé à Bnei Brak, le Rabash, se promenant dans la rue, aperçut la lumière de ma fenêtre. Il attendit que je sorte de la maison, prit mon bras et me demanda :
— Pourquoi te lèves-tu si tôt ?
— Je me prépare à la leçon, je lis Shamati, répondis-je.

Je me rappelle son regard. Je me rappelle notre marche silencieuse dans la nuit de Bnei Brak, et sa main qui pressait la mienne comme pour conclure une alliance. Je ne l’ai jamais oublié. Jusqu’à ce jour je sens encore sa bénédiction.

À partir de ce moment-là, un autre obstacle entre nous s’effaça. Shamati nous avait rapprochés. Le Rabash avait senti que ces notes lui étaient aussi précieuses pour moi qu’elles l’étaient pour lui, que je bâtissais tout mon travail à partir d’elles, que je ne voulais pas d’autre vie que celle-ci, près de lui…

Dès lors, il me traita non seulement comme un élève, mais comme un compagnon, comme un fils. Plus d’une fois il me dit : « Nous sommes compagnons, toi et moi. Deux, c’est déjà beaucoup : nous sommes déjà un groupe. »

Mais d’année en année, j’ai découvert davantage ce que le Rabash pensait réellement de moi…


/ VOICI CE QUE JE DÉCOUVRE SUR MOI-MÊME… /

Il y a quelques années, avec mon élève Doron Goldin, nous nous rendîmes à la shiva de mon cher ami Jeremy Langford, avec qui j’avais étudié auprès du Rabash. C’était la shiva pour sa femme Yaël, que je connaissais bien. Là, je rencontrai Shimon Itah — le frère de Yaël. Dans notre groupe, il était sans doute le plus jeune, un garçon de vingt ans.

Nous étions assis, parlant de tout et de rien, lorsque Itah me dit soudain :
— Tu sais, je me souviens d’un épisode dont je ne t’ai jamais parlé. Tu t’étais disputé avec le Rabash et tu n’étais pas allé avec lui à la mer.
— Oui, c’est vrai, il y eut deux ou trois épisodes semblables dans ma vie, répondis-je.
— Eh bien, moi, j’y suis allé à ta place, continua Itah. Et je me rappelle : nous étions sur le rivage, juste avant d’entrer dans l’eau. Je demandai au Rabash : « Rebbe, pourquoi avez-vous besoin de Michaël ? Laissez-le donc. Pourquoi restez-vous toujours avec lui ? » Tu sais ce qu’il m’a répondu ?… Il m’a dit : « Parce que Michaël a une âme particulière. Parce qu’en lui brûle un point de vérité très fort. C’est pour cela que je m’occupe de lui. »

Je restai silencieux, je ne savais que répondre. J’eus soudain la sensation que le Rabash était assis en face de moi, là, devant mes yeux, et que comme toujours je m’efforçais de saisir chacune de ses paroles. Et je compris que le Rabash ne parlait pas d’une grande âme en moi, non : il parlait de ce feu qui me consumait, de cette soif de révéler la Vérité, de cette douleur de ne pas encore l’avoir dévoilée. Et tout ce qu’il m’était demandé, je le savais très bien, c’était de m’accrocher de tout mon cœur — oui, du cœur ! — à ce grand kabbaliste, et de remercier la destinée, le Créateur, de m’avoir offert ce billet inespéré, ce bonheur incommensurable : être aux côtés du Rabash.

Et cela, je ne cesserai jamais de le répéter.